« je me souviens, je voulais partir du village et devenir riche, puissant et célèbre parce que je pensais que ce pouvoir que j’aurais acquis par la richesse ou par la célébrité aurait pu être une revanche contre toi et contre le monde qui m’avait rejeté. J’aurais pu regarder tous ceux que j’avais connus dans la première partie de ma vie, toi et tous les autres, et vous dire, Regardez où je suis maintenant. Vous m’avez insulté mais aujourd’hui je suis plus puissant que vous, vous vous êtes trompé en me traitant de faible et en me méprisant et maintenant vous allez souffrir de vos erreurs. Vous allez souffrir de ne pas m’avoir aimé. Je voulais réussir par vengeance. »
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J’ai été parcourue d’un long frisson électrique en lisant ces lignes, j’en ai eu le souffle coupé, j’ai été émue, dans tout mon corps, dans toute ma sensibilité. Comme à ma première écoute de Bleach de Nirvana ou à ma première lecture des Fleurs du Mal de Baudelaire, lorsque j’avais douze ans et que j’étais prisonnière de ma chambre, de mon village, de ma mère. Pendant longtemps, j'ai tellement voulu me venger de ces gens, que j’appelais la royauté du village, qui faisaient de chaque jour de ma vie un enfer. Me venger, aussi, de ma mère, ancienne alcoolique réinvitée en épave de divan droguée aux anxiolytiques, qui me laissait seule à moi-même, qui n’existait même plus dans le réel, qui avait fait bien pire que la royauté. Me venger de notre pauvreté, de notre honte, de notre laideur. J’ai cru que de devenir ces artistes et rock stars qui m’ont aidée à survivre pendant les dix-sept premières années de ma vie serait ma compensation pour ce que j’avais vécu. Je me trompais. Rien ne peut racheter ça.
Je n’ai pas l’impression d’avoir trouvé une méthode pour changer, même si j’ai des études supérieures, même si je n’habite plus dans ce village. Il y aura toujours une partie de moi, de nous, qui habite encore ces chambres, ces villages. Qui habite encore la pauvreté, la laideur et la honte. L’idée qu’on se fait de la réussite, du succès, devient une bouée de sauvetage, un idéal parfois inatteignable, un impératif, et lorsque ça ne devient pas réalité (ce qui est le cas pour plusieurs d'entre nous), nous nous effondrons et perdons tous nos repères. Nous devons de nouveau changer afin de faire face à ce que nous sommes, dans le présent, sinon la vie devient insupportable. C'est un énorme deuil.
C’est dans ces moments difficiles, ces moments de deuil, que je me rappelle que ce rêve peut tourner au cauchemar. Investir l’espace public nous expose aux mêmes trolls qui nous ont détruit·es pendant notre enfance. Je suis témoin de ce que vivent mes consœurs journalistes, autrices, et musiciennes et ça me glace le sang. Nous ne devrions pas nous faire petites pour éviter de subir de nouveau cette haine, mais c'est une triste, et violente, réalité.
Ce livre m’est devenu précieux, comme toute l’œuvre d’Édouard Louis. Changer : méthode, c’est l’expérience d’une personne qui a vécu ce que j’ai vécu, qui a survécu, qui a changé. J’aimerais en faire une critique universitaire, citer une myriade de grands noms, mais ce n’est pas ce dont j’ai envie. Toute ma vie, j’ai voulu changer, mettre une distance avec cette petite fille que j’ai été. Aujourd’hui, à presque quarante ans, j’ai plutôt envie de me rapprocher d’elle. D’apprendre à l’aimer alors que personne ne l’a aimée, apprendre à aimer sa pauvreté, sa laideur, sa honte, à lui dire qu’elle est assez, parfaite comme elle est, dans toute son imperfection.
Je me demande parfois si c’est un nouveau mécanisme de survie, une nouvelle méthode pour changer, pour ne plus avoir à faire face à l’amertume que laisse la mort de ce rêve de réellement changer, ce rêve de vengeance, de gloire, de puissance. Il fût un temps de ma vie où je me serais trouvée médiocre d’accepter d’être « normale », de ne pas être exceptionnelle. Et je ne dis pas que c’est ce qu’Édouard Louis fait. Mais, contrairement à moi, il a réussi, dans le sens où moi je l’entendais. Il est professeur à l’université, ce qui était un de mes rêves avant que j’abandonne mon doctorat et que je quitte le milieu universitaire qui était trop violent pour moi (et qui le demeure encore à ce jour). Édouard voyage, donne des conférences, participe à des tables rondes; de mon point de vue, il vit sa best life d’auteur, il a réussi. Je ne sais pas si Édouard est heureux (Édouard, es-tu heureux? Je l’espère). Mais j’apprends à être heureuse sans cette vie, sans ce rêve, en acceptant mes limites, en acceptant ce qui m’est arrivé et ce qui fait que, à ce jour, je n’ai pas « réussi » – selon mes critères très élevés, envers moi-même seulement, je tiens à le préciser. Je choisis de croire que c’est pour le mieux, que, jusqu’à présent, je n’étais pas préparée à cette vie – je ne le suis peut-être toujours pas, je ne le serai peut-être jamais, peut-être que, dans le cliché le plus plate, mais assumé, tout ce que nous pouvons faire, c’est de notre mieux. Peut-être que cette vie adviendra, mais pas par désespoir ni au détriment de ma santé comme ça a été le cas dans ma longue tentative pour changer.
J’ai aussi suivi une méthode pour changer, parce que c’était nécessaire. Et c’est ce que je fais encore aujourd’hui, parce que c’est nécessaire. J’apprends à vivre dans l’inconfort d’habiter un espace liminal, un espace où je vis à la fois dans le présent et, malgré moi, dans ma chambre dans ce village. Un espace où le futur est incertain.
J’ai longtemps détesté cette petite fille, je ne voulais plus être elle. Aujourd’hui, je constate que c’est elle la rock star : elle a réussi à survivre malgré toute cette haine, cette honte, cette pauvreté. Je ne l’ai pas failé parce que je n’ai pas réussi à devenir tout ce qu’elle espérait être; je l’ai failé en la détestant. Je suis devenu comme mes bullies.
C’est pour elle que j’essaie à nouveau de changer.
A. xx